Regards Levants
Sur la route et pas très loin de Giverny, je ressens déjà l’attrait de Monet pour cette nature et ses impressions. Peut-être suis-je influencé par mon regard d’historienne d’art ? Mais cette nature du Vexin normand flamboie et regorge à la fois de fraîcheur et de soleil. Elle donne l’envie de se plonger dedans comme se fondre dans sa source et de s’y vivre tout aussi chaudement plus que de simplement la contempler. Elle attise les sens, les rend gourmands.
Monet aussi, je l’imagine, dès ses premiers regards découvrant Giverny pour la première fois, le long de la voie de chemin de fer s’abandonner déjà à cette nature vivante, absorbant les moindres nuances de lumière pour les imprimer dans sa mémoire avant de les coucher au fur et à mesure des années sur ses toiles.
À l’aube du pays levant
Alaïa, bien sûr, endormie dans son cosy, ne sait pas encore que ce paysage vibrant de vie, de lumière et de couleurs s’inscrira peut-être en elle, doucement, comme une empreinte fugace. Le voyage en voiture, plus doux et apaisant pour elle, devient alors une transition lente, comme une promenade dans un tableau, avant de plonger dans le cœur de Giverny.
À peine arrivée, et déjà réveillée, Alaïa tête aux abords du parking. Ici, ce tableau de douceur s’inscrit comme un fond savamment orchestré, reliant notre vie à celle du peintre.
Autour de nous, les familles présentes fourmillent, tissant elles aussi une toile recomposée qui mêle passé et présent, dans laquelle je perçois, entre les ans, Monet et ses deux enfants, Alice, sa compagne, et ses six enfants.
Dans les yeux de Monet
Nous suivons le Jardin d’eau, dans une file, à queue leu leu, répondant joyeusement aux branches des saules pleureurs, des bambous enchevêtrés tout comme les visiteurs pourtant particulièrement calmes. Car ce fil d’eau appelle à contempler, à nourrir l’âme et les sens. Très vite, la nécessité de prendre Alaïa dans les bras devient une évidence, pour qu’elle puisse, à l’inverse de la poussette, profiter pleinement de la générosité de cette nature.
Mais de quelle manière ? Son visage est tout droit tourné vers l’horizon, comme si elle se baignait dans les vibrations du paysage. Des reflets de lumière vagabondent sur l’eau et sa tête dodeline doucement de droite à gauche, puis se fixe droit devant, car la flore proche capture son attention. Parfois, un geste l’accompagne comme si elle voulait caresser les feuilles ou saisir le doux balancement d’une branche. N’y a-t-il pas de plus merveilleux mobile que cette nature environnante ?
Quand Alaïa regarde, elle devient ce regard, elle devient ce mouvement, elle vibre elle-même. Comme Monet, Alaïa devient cette nature, car le peintre n’a pas seulement peint ce jardin : il l’a vécu. Il est devenu ce paysage qu’il a planté, nourri, abreuvé de son inspiration japonaise mêlée à sa créativité contemporaine.
Impressions florales
Un peu plus loin, dans les allées, la flore s’épanouit dans le jardin Clos Normand. Jonquilles, iris, pivoines, capucines, roses et narcisses tapissent nos sens de délicates impressions. Ici, la volupté fait rire les yeux d’Alaïa, telle une empreinte délicate de pétales au fond de ses iris. Chaque couleur berce nos cœurs de nuances subtiles, et chaque parfum nous enivre un peu plus.
Dans la maison de Claude Monet
Cette transition florale nous mène sereinement vers la maison de Claude Monet. La poussette reste bien sûr en bas, car il s’agit d’une vieille bâtisse sans accessibilité, jalonnée de nombreux escaliers. C’est dans les bras de sa maman qu’Alaïa va découvrir ce lieu magique. Dès l’entrée, ce qui frappe, ce sont les estampes sublimes des grands maîtres japonais : Utamaro, Hokusai et Hiroshige. Hokusai, sans doute le plus célèbre, est connu pour sa grande vague, et l’on dit même qu’il serait l’inventeur du manga contemporain. Cet art me touche profondément, et je comprends pourquoi Claude Monet en fut lui aussi fasciné. Hokusai ne disait-il pas : ‘Quand j’aurai cent dix ans, chaque point, chaque ligne de mes dessins possédera sa vie propre’. Ici, à Giverny, tout reflète cette idée : chaque objet, chaque tableau impressionniste, chaque estampe, et même la couleur des murs, semble posséder sa propre vie.
Comme visiter la maison d’un ami…
Cette rencontre entre Alaïa et les estampes, qui incarnent cette puissance de vie dans chaque mouvement, expression et vibration, me touche au plus profond. Mais au-delà de tout, Alaïa s’imprègne, dans une déambulation simple et détendue, d’une maison qui a été un lieu de vie. Ici, tout n’est que volupté des sens. Le lieu est scandé à la fois par des chefs-d’œuvre et des objets du quotidien, tous à portée de main. La proximité des œuvres accrochées sur les murs annule l’effet guindé du musée, une simplicité qui correspond tellement à l’approche d’un bébé. J’ai rarement ressenti un art mis aussi près du regard, comme si nous visitions la maison d’un ami.
Tableaux de vie
Alaïa elle-même devient ce lieu de vie, s’incrustant tel un élément de tableau dans ce décor venu d’un autre temps. Cette mise en abyme d’elle et de sa maman invente à chaque instant des images captivantes mêlant à nouveau passé et présent. Telles les touches légères d’un pinceau impressionniste, les gestes d’Alaïa se fondent dans le décor. Chaque regard qu’elle pose semble réveiller une image enfouie dans les murs, comme si les échos de la vie passée ici renaissaient à travers elle.
En la regardant, nichée dans les bras de sa maman, je me sens moi-même plongée dans cette fresque mouvante où passé et présent dansent ensemble. Je l’imagine, petite silhouette tendre, au milieu des enfants de Monet courant dans les couloirs, leurs rires se mêlant comme si le temps se pliait à la douceur de l’instant. Le passé n’est plus une histoire ancienne mais une toile vivante, réinventée à chaque souffle.
L'héritage immatériel du regard levant
Qu’est-ce qu’un regard levant ? Monet a su capturer, à travers chaque touche de pinceau, les impressions subtiles de son environnement. Il ne s’agit pas seulement des lumières changeantes, mais aussi des textures et des nuances qui reflètent la délicatesse d’un vivant. Son œuvre incarne la subtilité de son regard, invitant chacun d’entre nous à éveiller ce regard pur et sensoriel que nous avons souvent tendance à perdre en grandissant. N’est-ce pas là une invitation à redécouvrir la beauté qui nous entoure mais aussi l’âme du monde ?
À quel moment perdons-nous ce regard ? Au fil des mois, Alaïa va affiner peu à peu ce regard levant, s’éveillant progressivement au monde qui l’entoure. L’inviter à nourrir et cultiver cette vision à travers des œuvres, la nature, mais aussi dans son quotidien, représente pour moi un héritage précieux. Cela m’incite également à préserver ce regard avec soin, à ne pas le recouvrir du mental. J’espère lui transmettre la capacité d’émerveiller et de s’émerveiller, de voir la beauté dans les petites choses qui nous entourent. Mais peut-être à ce jour est-ce elle mon maître ?